J’ai été parmi ceux qui se réjouissaient sans réserve de voir se lever et s’exprimer toutes ces personnes, en majorité des femmes, qui dénonçaient des agressions et inconduites sexuelles dont elles avaient été victimes. 

Sans avoir moi-même été témoin de telles actions par le passé, je ne compte plus les exemples de situations abusives qui m’ont été confiées, la nature de mon rôle professionnel, soit à titre de recruteur, ou en tant que conseillère en transition professionnelle, créant un contexte propice à de telles confidences. 

Dans bien des cas, ces comportements indésirables, voire criminels, étaient le fait « d’abuseurs en série » qui demeuraient impunis, même si leurs écarts de conduite étaient souvent connus de leur entourage, parfois même de l’ensemble de leur communauté professionnelle.

Face à ce déferlement d’accusations, l’attention médiatique était naturellement tournée vers les victimes et agresseurs connus du public, en général des personnes œuvrant dans le secteur de la culture et des communications. 

Il est facile de comprendre qu’il y a peu d’avantages pour les médias à rapporter de l’information qui concerne des individus inconnus du public, ce n’est pas ainsi qu’ils pourront augmenter leur taux de clics, leurs cotes d’écoute ou leur tirage. On peut par ailleurs déplorer que l’anonymat de certains leur permette encore d’agir en toute impunité. Si plusieurs bourreaux sévissent sur le marché du travail, dans bien des cas leurs victimes se taisent, simplement parce qu’elles savent qu’elles ne bénéficieraient pas de la sécurité qu’apporte un large support public, face aux représailles qu’elles craignent de leur agresseur. On a bien peu parlé des victimes qui occupent des emplois au bas de l’échelle.

Je souhaite certainement que le courant actuel en vienne à faire en sorte de débusquer ces abuseurs en série, qui ont, jusqu’à maintenant, bénéficié de l’ombre dans laquelle ils se cachent. En même temps, mon expérience professionnelle m’amène à craindre des dérives, à redouter que l’on puisse avoir tendance à tout mettre dans un même sac, à faire peu de nuance entre des situations pourtant différentes.

Un an après la mise en en vigueur des dispositions sur le harcèlement psychologique (en 2004) cet article paru dans Châtelaine, soulignait déjà que selon une recherche de l’Université Laval, « 43 % des personnes harcelées sont la cible de gestes ou de propos qu’elles qualifient de subtils ».

Pour avoir été à maintes reprises impliquée dans des dossiers où j’avais à intervenir auprès de personnes qui avaient déposé des plaintes en harcèlement psychologique ou avait fait l’objet de telles allégations, je sais qu’il ne faut pas tirer de conclusions précipitées, plusieurs de ces situations s’exprimant en diverses nuances de gris, plutôt qu’en blanc et noir.

Par exemple, beaucoup de gens ne réalisent sans doute pas que dans les situations de conflit au travail, il arrive fréquemment que des collègues portent des « plaintes croisées », ou les deux parties s’accusent mutuellement de harcèlement. Dans un tel cas, il est probable que ces deux personnes agissent de bonne foi, qu’elles soient convaincues d’être victimes de propos ou gestes abusifs de la part de leur vis-à-vis. Il est même très possible que ces deux personnes se sentent blessées, sans pour autant que la situation puisse être qualifiée de harcèlement. Ce phénomène est même si courant, que certaines organisations plus prévoyantes offrent à leurs publics internes des outils pour les aider à distinguer un conflit d’une situation de harcèlement. Par exemple, cette page accessible sur le site de l’Université Sherbrooke.

De même, certaines situations difficiles ou contraignantes pourront être interprétées comme étant du harcèlement, sans qu’elles correspondent pourtant à sa définition selon les règles de la CNESST. Dans certains cas, il sera question d’un exercice maladroit du droit de gérance, dans d’autres, de la mise en place de mesures de gestion du rendement légitimes, mais perçues comme coercitives, ou toute autre contrainte professionnelle mal reçue par l’employé. On comprendra que dans de telles circonstances certains individus déposeront une plainte qui se verra rejetée par l’organisme responsable de la promotion des droits et des obligations en matière de travail. 

Enfin, un certain nombre de plaignants tenteront ainsi d’exercer une vengeance contre une personne envers laquelle ils ont du ressentiment. Une personne m’a déjà rapporté fièrement de telles intentions, puis s’est lamentée d’être victime d’une injustice lorsque sa plainte a été rejetée par la CNESST

Malgré tout, j’ai moi-même été très étonnée d’apprendre que cette situation est plutôt fréquente et que les plaintes non-fondées abondent, si on en croit le bilan fait par cette entreprise spécialisée dans les enquêtes. De cette analyse, l’entreprise tire la conclusion que le nombre élevé de plaintes non-fondées « est une conséquence directe du manque d’information du personnel ». Il a fort à craindre aussi que des plaintes légitimes ne soient jamais déposées pour ces mêmes raisons. 

Malheureusement, les données disponibles sur le site de la CNESST démontrent effectivement que beaucoup d’organisations, plus particulièrement les PME, font peu ou rien pour prévenir ou faire cesser le harcèlement. Ce rapport d’analyse d’une étude sur les obligations des entreprises face au harcèlement psychologique au travail, conduite par la CNESST auprès des entreprises qui emploient de 4 à 49 personnes, indique que près de la moitié (48 %) des entreprises sondées n’ont mis en place aucun moyen pour prévenir le harcèlement. Dans les entreprises comptant moins de 14 employés, 59 % rapportent une absence complète de moyens.

Pourquoi ces entreprises ont-elles négligé de mettre en place des outils pour prévenir le harcèlement ? Dans une proportion de 57 % les répondants affirment que « Aucun moyen n’a été prévu car il n’y a pas eu de cas », cette proportion augmente à 66 % dans les entreprises qui comptent de 25 à 39 employés. Il faudrait donc qu’il y ait des victimes pour que l’on fasse quelque chose ?

Je vous vois venir, « On devrait exiger des entreprises qu’elles aient l’obligation de faire quelque chose. » Le fait est que cette obligation existe déjà. La Loi sur les Normes du Travail stipule que « tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique » et souligne que « l’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser ». Pourtant , l’étude citée plus haut démontre que peu est fait en ce sens, du moins au sein des PME.

Certains cyniques diraient sans doute aussi qu’il est à déplorer que parmi les organisations qui ont mis en place des outils de prévention du harcèlement, certaines n’aient pas tant visé à protéger leurs employés, que de permettre à l’employeur de se donner bonne conscience et se dédouaner de toute responsabilité dans l’éventualité de plaintes.

Que peut donc faire chacun d’entre nous pour prévenir le harcèlement et amener les organisations au sein desquelles nous travaillons à prendre action en ce sens ? Ce qu’on oublie trop fréquemment c’est que nous partageons tous la responsabilité de créer un environnement de travail sain. Nous pouvons y contribuer en devenant nous-mêmes des exemples à suivre, en agissant avec respect et discernement et en faisant preuve de bienveillance envers notre entourage. Nous devons tous porter un regard critique sur nos propres comportements. 

Il est probable qu’aucun d’entre nous ne peut se vanter d’une conduite irréprochable en toute circonstance et parfois certains s’égarent vraiment. Si vous faites l’objet d’un traitement qui manque de respect ou si vous êtes témoin d’une telle situation, affirmez votre refus d’accepter ces façons de faire. Il est souvent plus facile de corriger les comportements indésirables à leurs premières manifestations, que de tenter de changer des façons d’agir bien installées. La farce plate peut parfois être un premier pas sur une pente dangereuse — si vous soulignez tout de suite votre malaise et votre désaccord, il se pourrait très bien que la personne qui l’a lancée soit embarrassée de son propos, qu’elle s’empresse de s’excuser et qu’elle se garde bien de recommencer. Si vous prétendez ne pas en être offusqué et banalisez la situation, il y a fort à parier que vous vous intéresserez éventuellement au processus de plainte de la CNESST

Si vous souhaitez faire plus, prenez connaissance de l’information mise à la disposition des employeurs pour comprendre et prévenir le harcèlement psychologique. Si vous êtes dirigeant, vous devez prendre action. Si vous êtes employé vous pouvez demander à votre employeur quelles mesures sont en place ou quels sont les moyens qu’entend prendre l’organisation en ce sens. Vous pouvez même proposer d’étudier la question et proposer des outils. Plusieurs petits employeurs se sentiraient sans doute soulagés de partager cette responsabilité avec des membres de leur équipe.

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