Chaque semaine, la série « Créative » explore les tensions que vivent les dirigeant·es d’agences de communications marketing à travers le parcours fictif — mais terriblement familier — de Marc.
La semaine dernière, Marc découvrait que plusieurs membres de son équipe sont en arrêt de travail. Ce n’était plus un incident. C’était un signal.
Cette semaine, il tente de comprendre ce que l’on attend vraiment du travail créatif. Et s’il fallait vraiment souffrir pour mériter sa place dans ce métier ?
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Marc avait repris le rythme.
Ou du moins, il faisait semblant.
Les courriels se répondaient tout seuls. Les pitchs s’écrivaient en pilote automatique. Il se savait vidé, mais l’illusion tenait bon.
Ce jour-là, c’est Isabelle qui avait proposé un café.
Un simple texto :
« T’as une tête à pas dormir la nuit. Viens te faire juger un peu. »
Il avait ri. C’était probablement ce qu’il avait de plus sincèrement fait depuis une semaine.
Isabelle l’attendait à leur vieux spot du Mile-End.
Même table. Même regard sans détour. Même espresso sec.
— T’as toujours ce regard-là quand tu vas dire un truc que tu sais que j’vais détruire.
Marc sourit. Isabelle ne le déçoit jamais.
— J’me pose une question. Une vraie. Est-ce qu’on est en train de perdre les créatifs, ou est-ce qu’on a jamais su les garder sans les broyer ?
Elle s’allume une cigarette imaginaire.
— T’appelles ça une vraie question ? Marc… ça fait 15 ans que tu les broies. C’est juste que maintenant, ils ont un vocabulaire pour le dire. On a bâti cette industrie sur l’endurance. Sur l’ego. Sur le mythe du génie. Tu veux quoi, exactement ? Une agence de soins palliatifs pour publicitaires désillusionnés ?
Marc reste calme.
— J’veux comprendre si on peut créer sans s’épuiser.
— Créer sans s’épuiser ? Bien sûr. Mais pas comme on l’a appris.
Elle se penche.
— T’as jamais trouvé ça étrange qu’on vende des idées « libres » à des multinationales dont les fondations sont coloniales, extractives, patriarcales ? Pis qu’on soit fiers d’avoir réussi à « passer une idée » dans ce système-là ?
Marc ne répond pas à la dérive d’Isabelle.
— On n’a pas juste normalisé la souffrance. On a valorisé la loyauté à une machine qui s’auto-dévore. Et toi, là, t’es juste en train de te réveiller. J’te blâme pas. Mais faut pas que tu sois surpris.
Elle le regarde, puis hausse les épaules.
— Écoute, tout le monde choisit le degré auquel on veut se faire chier. C’est ça, le deal.
— Charmant.
— C’est la vérité et tu le sais. On choisit le métier parce qu’on l’idéalise. Même les juniors le savent. Que ça va vite, que ça bouscule, que ça brûle parfois. Mais c’est pas une surprise. On fait ça en échange d’un salaire. Money talks. Tu veux pas de bullshit, hein ? Alors voilà : on est dans une industrie où on troque notre temps contre la chance de « vivre de l’art » en tentant d’ignorer l’hypocrisie capitaliste de ce qu’on fait réellement. Ce compromis-là, il est sale, mais je le choisis en connaissance de cause en me disant qu’au moins, une fois de temps en temps, on a un impact quelconque, positif de grâce, sur la société. Et c’est beau. Et ça change le monde. Et je peux manger ma salade importée du Mexique le soir en paix. Marc, tu n’es pas un éducateur de garderie ou un travailleur social. Ta job c’est de leur donner de la sécurité financière avec une paye raisonnable et quelque chose à faire le jour pendant qu’ils naviguent le système qu’on a co-créé.
Marc fronce les sourcils. Ce n’était pas pour rien qu’il l’aimait. Elle était une anarchopanda publicitaire sans gêne, sans filtre, et savait comment lui remettre les pendules à l’heure.
— Est-ce que ça veut dire qu’on ne peut jamais remettre en question la vitesse ? Qu’on est condamnés à courir ou à sortir parce qu’on a accepté les termes et conditions de l’industrie sans les lire ?
Elle penche la tête, mi-curieuse, mi-exaspérée.
— Je dis juste que si tu choisis d’être ici, t’as pas le luxe de tout ralentir. C’est une course. Tu peux apprendre à mieux courir. À respirer autrement. Mais si tu veux marcher pendant qu’on sprinte autour de toi… bonne chance.
Marc reste silencieux un instant.
— Ou alors, on repense le rythme lui-même. Ou encore, on déconstruit le système qu’on a créé.
Isabelle le fixe. Ce n’est pas un refus dans son regard, c’est une vieille lassitude.
— Peut-être. Mais va falloir que t’apprennes à le faire sans attendre que l’industrie t’applaudisse.
Marc avale une gorgée trop chaude.
— Tu crois que je m’invente une mission pour justifier ma propre impuissance ?
Isabelle rit, cette fois franchement.
— Marc. T’as toujours eu besoin que ça serve à quelque chose. Mais parfois, ce qu’on fait, c’est juste survivre joliment en profitant du système auquel notre société est devenue co-dépendante grâce à notre travail auto-prisé… Tu vois les ouroboros?
Silence. Puis, plus doucement :
— T’as pas besoin de sauver l’industrie. T’as juste à pas la perpétuer sans réfléchir.
Ils quittent le café. Elle refuse qu’il paie, comme toujours.
Avant de partir, elle lui glisse sans théâtralité :
— Qu’est-ce que t’as accepté comme « normal » dans notre métier qui t’abîme encore un peu chaque jour ?
Marc reste seul sur le trottoir.
Le vent est doux. Mais la question pique.
—
Ce soir là, Marc griffonne à nouveau dans son calepin:
Et si le vrai courage n’était pas de ralentir, mais de revoir notre manière d’exister dans un monde qui ne ralentit pas ?
Est-ce que j’ai réellement choisi ce rythme, ou est-ce qu’on me l’a vendu comme le prix de la réussite ?