En 2010, Michel Rabagliati fait paraître Paul à Québec, un album marquant de sa série de bande dessinée. Parmi les scènes qui ponctuent l’histoire, une se démarque : une conversation téléphonique entre Paul et son agente, qui tente avec conviction de le faire passer au numérique. Ce personnage, inspiré de la réalité, n’est autre qu’Anna Goodson, fondatrice de l’agence éponyme, dont le nom et la réputation sont bien connus à travers le monde. Ce moment, qu’elle raconte en mimant le téléphone de sa main à son oreille, souriante, illustre à merveille ce qui définit Anna Goodson : une femme passionnée, visionnaire, acharnée, résiliente et résolument tournée vers l’action. Depuis près de 30 ans, cette femme d’affaires a tout vu dans son industrie et a su tirer son épingle du jeu dans le milieu de l’illustration. Parce que ce que nous dit l’histoire d’Anna Goodson, c’est qu’elle ne s’est pas contentée de suivre les tendances, elle les a créées.
Dessiner les marges de ses propres règles
« J’ai toujours été différente, je ne suis pas quelqu’un qui suit les normes », affirme Anna Goodson. Dès le départ, son objectif a été de bâtir une entreprise qui lui ressemble, sans compromis sur ses valeurs. Et on est forcé d’admettre que son entrée dans le monde des affaires n’a rien eu de traditionnel : sans diplôme en marketing ou en gestion, elle s’est lancée « sur un coup de tête », comme elle s’amuse à le raconter, portée par son intuition et sa passion.
Issue d’une famille d’imprimeurs, elle a d’abord travaillé dans une agence de photographes de mode avant de sentir un décalage avec ses valeurs. « Je voulais quelque chose qui reflète qui je suis. Réactive, spontanée, passionnée… intense ! » Un soir de 1996, assise à la table familiale, elle annonce à son père qu’elle compte créer son entreprise. « Ça prend un plan d’affaires », lui répond-il. Bonne idée, se dit-elle, en ayant une chose en tête : il fallait gagner suffisamment pour vivre, et c’était tout ce qui comptait.
Celle qui, durant ses premières années d’entreprise avoue s’être endettée et a renoncé à une vie sociale pour investir chaque sou qu’elle gagnait à son projet, explique que ça n’a pas été simple. « C’était dur au début, mais je savais à l’intérieur de moi que je faisais quelque chose de grand. Et j’étais vraiment à mon affaire : je payais mon monde rapidement, quitte à les payer de ma poche, puis je partais à la recherche de contrats. Je n’arrêtais jamais. »
Créer une agence
Entreprise en main, Anna Goodson veut d’abord représenter des photographes, mais un illustrateur, arrivé de nulle part, lui demande de le représenter. C’est la révélation. Très vite, elle se passionne pour ce métier et décide de se spécialiser dans la représentation d’illustrateur·rices. Et puis, le vrai travail commence : il faut trouver du travail pour ce monde-là. Mais où chercher ? « C’est drôle de dire ça aujourd’hui, mais au départ, j’étais toujours gênée de dire que j’étais une agence basée à Montréal. C’est tout le contraire aujourd’hui, mais je voulais que les gens pensent que je joue dans la cour des grandes agences internationales, alors je courais après les gros contrats. »
Et par courir, Anna Goodson parle dans le sens propre du terme. « Je me revois courir comme une peddler à New York, Toronto et Boston avec des portfolios en cuir entre les mains, à cogner à la porte d’une clientèle inaccessible, ou pas tant que ça, finalement. » Car après tout, son modus operandi a toujours été le même : « Je veux rencontrer des gens importants qui n’ont pas le temps pour moi, dit-elle en riant. C’est avec les plus occupé·es que je veux décrocher des contrats. »
Pas plus simple non plus à l’époque de trouver de nouveaux talents. « Il y avait un bottin d’illustrateur·rices au Québec, alors je fouillais là-dedans, j’entrais en contact avec des gens, j’allais prendre un café et j’espérais que ça fonctionne. » La vérité, c’est qu’Anna Goodson était en avance sur son temps, car convaincre les artistes de lui donner un pourcentage de leur revenu en échange de représentation était loin d’être simple. « On me disait souvent non. Les cinq premières années ont été vraiment difficiles pour le moral surtout. Personne ne comprenait ce que je faisais, c’était un gros mystère une agence de représentation d’illustrateur·rices. Même les artistes doutaient de la pertinence d’être représenté·es. J’avais pas de nom, personne ne me connaissait, mais j’avais du caractère et une vision. » Difficile aussi de lutter contre les préjugés de cette époque, de son point de vue, les agences de représentation n’étaient pas toujours les mieux perçues. « Certain·es artistes pensaient que c’était louche, qu’ils ou elles pouvaient tout gérer seul·es. » Sans parler des préjugés envers les femmes qui se lançaient en affaires, ajoutant une autre couche de complexité pour le faire rayonner son entreprise. « Quand j’étais en agence, j’ai remarqué que c’était surtout des hommes qui étaient les boss. Je n’avais pas de mentor, pas de modèle féminin auquel me raccrocher. Il n’y avait personne pour me montrer comment faire, alors j’ai dû inventer ma propre façon de travailler. J’étais une jeune femme, en affaires, dans un milieu où personne ne m’attendait. Mais avec le temps, ces mêmes personnes m’ont dit qu’elles m’admiraient pour ma ténacité et ma résilience. »
Une agence à son image
Si l’agence Anna Goodson s’est imposée comme une référence internationale au fil des ans, c’est parce qu’elle s’est bâtie autour de valeurs fortes : la diversité, la liberté et la mise en valeur du travail et de la vie des artistes. « Moi, ce n’est pas compliqué, ce qui m’anime le plus, c’est le monde », dit-elle simplement. D’où son approche humaine, qu’elle qualifie essentielle dans son travail. « Je choisis des artistes autant pour leur talent que pour leur personnalité et leur histoire. Et quand on me choisit en retour, je deviens leur cheerleader la plus dévouée. »
Approche humaine avec les artistes, mais aussi humaine sur le plan des affaires. Pour Anna Goodson, représenter des illustrateur·rices n’est pas juste une question de contrats, c’est une question de connexion. « Je me décrirais comme une femme d’affaires intuitive et émotionnelle. C’est spécial à expliquer, mais je fonctionne avec mon gut. Surtout, je crois que ma sensibilité est importante dans ce que je fais. Quand tu représentes quelqu’un depuis des années, tu traverses tout avec lui ou elle : ses hauts, ses bas, ses projets de vie. Ça se développe même parfois en amitié, ces relations-là. »
Insistant sur le rôle important qu’elle peut avoir sur la carrière de ses artistes, Anna Goodson reste cependant humble quant à sa mission : « Moi je suis celle qui est derrière ou devant quand il faut. Mes artistes savent qu’il y a quelqu’un qui couvrent leurs arrières, qui se bat pour elles et eux, qui négocie et qui veille à ce que la paye soit à la juste valeur du travail. »
Bien avant que la question de la diversité ne devienne un enjeu ou même une question d’actualité, Anna Goodson en avait fait un pilier de son agence. « Ça part de moi, je me suis toujours sentie marginale. C’est peut-être en partie parce que je suis lesbienne, peut-être en partie parce que j’ai eu de la diffulté à l’école quand j’étais petite. Mais je me suis souvent perçue comme une misfit. Est-ce que ça m’a naturellement amené à rechercher celles et ceux qui ne rentrent pas dans une case ? Peut-être. Encore là, j’ai juste suivi mon instinct, et mon instinct privilégie les talents sous-représenté·es : les femmes illustratrices, artistes issus de minorités culturelles et les approches uniques. »
Pas d’inquiétude pour l’IA
Fondée en 1996, l’agence Anna Goodson en a vu des printemps défiler, 29 pour être exacte. Force est d’admettre que l’industrie de l’illustration a radicalement changé depuis les années 90. Anna Goodson remarque avoir vu le passage du papier au numérique, puis l’arrivée de l’intelligence artificielle, nouveau phénomène qui ne l’inquiète pas tellement pour le moment : « Moi je me rappelle avoir fait de la merch que personne ne comprenait : des tapis de souris avant les années 2000. Personne ne comprenait ça, mais moi je pensais que c’était du génie, et je le crois encore. Pareil à ça, on a vu que le changement dans la correspondance et l’envoi des portfolios est passé de Fedex à Wetransfer. Quand le Mac est arrivé, les illustrateur·rices paniquaient. Aujourd’hui, c’est pareil avec l’IA. » Mais la femme d’affaires reste calme et rationnalise l’arrivée de l’IA dans son domaine. « Écoute, je vois tellement passer de portfolio d’artistes chaque jour… Je ne peux pas croire que l’IA sera un jour capable de remplacer le regard et le cœur humain. Et nous, on va toujours avoir besoin d’images qui racontent des histoires authentiques, qui dégagent de l’émotion, alors non, ça ne m’inquiète pas trop pour l’instant. » Aussi, elle affirme que sa clientèle comme le New York Times et autres grands magazines, sont loin encore de vouloir confier leur image à l’IA.
Ce qui se dessine pour Anna Goodson
« Les gens me demandent quand je vais prendre ma retraite… Jamais ! » À 30 ans de carrière, Anna Goodson continue de s’émerveiller devant son métier. Elle multiplie les conférences, voyage pour rencontrer ses artistes et reste animée par une envie intacte de découvrir de nouveaux talents.
Son ambition pour l’agence ? « On ne veut pas devenir une grosse machine impersonnelle. On privilégie la qualité des relations et on se limite à un nombre de talents. » Et par « on », Anna veut parler de sa collègue Sylvie Hamel, avec qui elle partage la gestion de l’agence Anna Goodson depuis plus de 25 ans maintenant. « Mon ambition première, à bien y penser, c’est que Sylvie ne s’en aille pas !, dit-elle en riant. Sylvie me complète parfaitement sur le plan professionnel : elle est calme, réfléchie et posée. Moi je suis vive, spontanée et impulsive ! Blague à part, Sylvie c’est mon pilier et tout le monde apprécie de travailler avec elle. »
Avec l’expérience, Anna Goodson est devenue une autorité dans son domaine. « Aujourd’hui, quand j’appelle un·e client·e, on sait qui je suis. Et ça, c’est le fruit de 30 ans de travail. »
Avant de nous laisser, j’ai osé lui demander un ultime conseil. Qu’est-ce qui la tient encore en place, qui la motive à se lever chaque jour pour faire ce travail depuis 30 ans ? « La clé du bonheur, c’est de triper sur ce qu’on fait. Et moi, je tripe encore. J’ai trouvé ce qui me rendait heureuse et j’ai aussi travaillé à avoir un bon équilibre entre vie de famille et entreprise à domicile. Et je remercie la vie de m’avoir laissée faire mon chemin. »