Petite devinette : que recherchent le plus les gens lorsqu’ils vont à la quincaillerie? Eh oui, un commis. Vous savez, cet employé qui est supposé être là pour nous aider à trouver l’outil miracle dont nous avons tant besoin, mais qui est toujours caché on ne sait où et qui est toujours occupé à autre chose qu’à répondre à la clientèle quand on finit par en débusquer un.

L’autre jour, je déambulais dans un Home Depot à la recherche de vous savez qui lorsque – ô stupeur – je suis tombé nez à nez avec… un écran géant planté en tête de gondole. Comme par magie, il a indiqué à mon passage qu’une version améliorée du produit que je cherchais venait de sortir et se trouvait quelques mètres plus loin. J’ai été bluffé au point de me demander, un instant, s’il y avait là une intelligence artificielle (IA) en mesure de faire de la télépathie…

En vérité, j’ai simplement été un consommateur lambda confronté pour la première fois à ce qu’on appelle le retail media (certains traduisent ce terme par média commercial, ou encore par média de commerce de détail, mais je ne trouve pas ces termes très sexy). Il s’agit d’un concept marketing qui consiste à placer de la publicité sur le parcours d’achat du consommateur. En magasin, ça peut revenir à diffuser de la pub à différents points de contact : par exemple, un message invitant à faire un don pour un organisme de bienfaisance au moment de payer à une caisse automatique, ou encore une pub ciblée diffusée sur un écran situé à un endroit stratégique.

Melanie Babcock, la vice-présidente de la division Retail Media+ et de la monétisation chez Home Depot, a confié l’an dernier à Chief Marketer que les écrans installés en magasin visaient avant tout à diffuser de la publicité provenant des fournisseurs, histoire d’attirer l’attention sur leurs nouveaux produits. Et qu’ils pouvaient aussi servir à informer la clientèle de nouveautés concernant, entre autres, les cartes de crédit Home Depot ou les ateliers de fin de semaine organisés en magasin pour les enfants et autres apprentis bricoleurs.

Autrement dit, le commerçant devient le média. Pour ses fournisseurs. Pour lui-même. Et même, potentiellement, pour les commerces environnants : Melanie Babcock confie qu’elle envisage l’installation d’écrans sur les stationnements, lesquels permettraient de diffuser quotidiennement des codes de rabais exclusifs pour, disons, le Tim Horton’s ou le McDonald’s situé à proximité.

La formule est-elle gagnante? Oh que oui! Jean-François Renaud, le président de l’agence de marketing montréalaise Adviso, indique en marge d’un webinaire sur le sujet qu’en 2024 le retail media devrait accaparer près de 21% des dépenses publicitaires en médias numériques au Canada. Ce qui représente somme toute une part considérable quand on la compare à celle du duopole Google-Meta, qui devrait avoisiner cette année les 57%.

Les prévisions du cabinet-conseil McKinsey sont carrément étourdissantes : d’ici 2028, les dépenses mondiales en retail media devraient être «plus importantes que l’ensemble de la publicité télévisée et en streaming». «Nous sommes à la veille d’un énorme changement dans la façon dont les entreprises dépensent leur budget publicitaire, et celles qui expérimentent aujourd’hui en matière de retail media risquent fort d’être les grandes gagnantes de demain», note dans un récent billet de blogue Marc Brodherson, associé principal du bureau new-yorkais de McKinsey.

Selon le Wall Street Journal, les commerces qui font aujourd’hui du retail media empochent ainsi des marges six fois supérieures à leurs marges habituelles: vendre une pub est pour eux nettement plus payant que de vendre un produit! Cela pousse Marc Brodherson à avancer que n’importe quelle PME, ou presque, va finir par s’y mettre. «Il leur était impossible de débloquer des centaines de milliers de dollars pour une campagne télévisée, mais là, pour quelques milliers de dollars, elles pourront créer une publicité vidéo à l’aide de l’IA générative et la diffuser de manière hyper ciblée par l’entremise du retail media», illustre-t-il.

Fort bien, me direz-vous. Nous assistons à une petite révolution en matière de communication et de marketing. Peut-être bien à une révolution historique. Mais une interrogation existentielle me taraude depuis que je me suis laissé charmer par l’écran de Home Depot : quand le commerçant devient le média, que devient le média traditionnel?

Plus précisément, les commerces locaux qui annoncent si souvent et depuis si longtemps dans les journaux locaux vont-ils revoir leur stratégie et envisager de devenir eux-mêmes des médias? Moi qui suis un fidèle lecteur du Reflet du lac, vais-je voir moins d’annonces de commerçants dans les pages du journal de Magog? Moins de messages signés Canadian Tire, California Gym et autres concessionnaires Hyundai?

Cela risque-t-il de fragiliser davantage la santé précaire des journaux locaux? Dernièrement, le groupe Médialo a suspendu les activités de quatre de ses journaux de l’Outaouais, «faute d’être viables économiquement». L’hémorragie n’en finit plus…

Toutes ces interrogations ont de quoi donner le tournis. Reprenons donc le problème depuis le début, pour y voir clair. Je cherchais un commis, et à la place j’ai trouvé un écran publicitaire. Sur le coup, j’ai sûrement eu de la chance, car l’écran m’a offert sur un plateau d’argent la solution à mon problème. Mais qu’en sera-t-il à ma deuxième, à ma troisième, à ma dixième visite? Verrai-je encore qu’il y a un écran inutile en tête de gondole? Je suis prêt à parier que non, et même que je ne trouverai toujours pas plus de commis.

Voilà pourquoi j’ai des doutes raisonnables à l’égard de l’engouement actuel pour le retail media. Ce dernier va fort probablement siphonner les budgets publicitaires dans les prochaines années, mais peut-être bien juste le temps de réaliser que son efficacité n’est pas au rendez-vous. Le hic? C’est que l’expérience du retail media risque fort de représenter le dernier clou du cercueil de nombre de journaux locaux. Ni plus ni moins.

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