Affaires de l'industrie

Soutenir le milieu de l’art: un investissement nécessaire

par Justine Aubry 10 juin 2024

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Les défis de financement et de rentabilité font «partie du décor» du milieu des arts de la scène depuis déjà fort longtemps. Mais pour ne rien arranger, la pandémie, et les répercussions économiques qui l’ont suivies, ont rendu la situation encore plus alarmante. La qualité des productions artistiques, et même leur diffusion, devront-elles être sacrifiées? Portrait d’une réalité qui n’a malheureusement rien d’une mise en scène.

Les associations, organisations et lieux de diffusion culturelle sont constamment sur la corde raide quand il s’agit de pallier les impératifs financiers qui les accablent. Une réalité qui est loin d’être nouvelle, mais qui continue de semer son lot d’inquiétudes. L’organisation Danse Danse, diffuseur associé de spectacles de danse à la Place des Arts, en sait quelque chose. «La plupart des organismes artistiques à fonctionnement marchent avec un financement quadriennal, donc un financement assuré pour 4 ans par les Conseils des arts gouvernementaux, mais aussi au niveau municipal. Ce qu’on voit depuis les 7 dernières années, c’est que les coûts de présentation, d’achat de spectacles ou de salaires ont augmenté de façon vertigineuse. Depuis 3 ou 4 ans, nos dépenses ont augmenté de 35 à 60 %», confie le directeur général de Danse Danse, Pierre Des Marais, qui évolue dans l’univers des arts de la scène depuis plus de 40 ans.

Et les nombreuses demandes de financement augmentent aussi rapidement que les coûts. Selon un article paru dans La Presse en novembre 2023, «il n’y a jamais eu autant de demandes d’aide financière du milieu théâtral que pour la saison 2023‑2024», un constat prouvé par des chiffres obtenus du Conseil des arts du Canada. «Si avant la pandémie, il y avait, par exemple, 2000 demandes, aujourd’hui ça ressemble plutôt à 8000 demandes. Il y a eu aussi beaucoup de refus pour les demandes de subvention pour des projets de création. Puisque chez Danse Danse, nous sommes au fonctionnement, on a un peu plus de stabilité. Mais on reçoit quand même le même montant qu’il y a 7 ans», confie le directeur général.

La problématique du financement affecte également la vingtaine de membres de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADST), qui accueille des compagnies sans lieu, plus particulièrement locales, qui viennent créer au sein de son réseau d’espaces de diffusion. Présidente de l’ADST et directrice générale de la Maison Théâtre, Isabelle Boisclair s’inquiète des répercussions de ce qu’elle qualifie de «crise majeure» pourrait avoir sur les artistes. «On est malheureusement dans cette situation depuis très longtemps. Si les compagnies qu’on accompagne ne reçoivent pas le soutien pour créer, alors qu’elles ont été programmées chez nous, ça nous place dans une drôle de position. Notre responsabilité comme lieu d’accueil est de porter les œuvres vers le public. Si le financement n’est pas au rendez-vous, on doit essayer de trouver d’autres moyens pour que les spectacles soient quand même réalisés, mais les budgets de conception seront assurément restreints.» Elle ajoute que déjà, plusieurs artistes se retrouvent à devoir payer eux-mêmes les frais de leur propre spectacle, et ne reçoivent souvent aucun salaire. «Si le budget n’est pas suffisant, les compagnies de création n’auront pas non plus les moyens de rémunérer les artistes, les créateur·ices ou les costumier·ières de manière adéquate. On se retrouve dans une logique de démantèlement de l’écosystème», se désole Isabelle Boisclair.

Les nouveaux montants de financement accordés, qui seront revus à la hausse ou à la baisse, seront dévoilés en juillet et août prochains. «En ce moment, le Conseil des arts et des lettres du Québec réévalue depuis une première fois en 7 ans les soutiens qu’il offre au fonctionnement des organismes. Et les sommes attribuées au Conseil par le gouvernement provincial sont en baisse. Alors on se demande comment on va faire, puisque nos besoins financiers sont en hausse, pour gérer une diminution des soutiens et préparer quand même nos prochaines saisons», s’inquiète la directrice générale.

intervenantsPierre Des Marais (Crédit : Julie Artacho) et Isabelle Boisclair   (Crédit : Julie Perreault)

Moins de spectateurs… et moins de productions locales ?
Le milieu des arts n’est pas le seul à avoir les poches vides. Frappés de plein fouet par l’inflation post-pandémique, le public n’a plus autant de latitude financière, et les montants alloués aux sorties culturelles en pâtissent. Selon un sondage Léger réalisé en collaboration avec Grenier, depuis l’ère prépandémique (2018‑2019), 42% des Québécois·es auraient réduit le budget dédié aux arts et à la culture. «Pour Danse Danse, tout allait assez bien jusqu’au mois de décembre, on avait même connu une hausse du public. Mais en janvier, tout a chuté d’une façon assez importante en termes de billetterie», témoigne Pierre Des Marais.

Le problème, c’est que la programmation des spectacles de l’organisation, qui est planifiée de deux à trois ans à l’avance, ne peut pas tout simplement être modifiée ou annulée à la dernière minute, explique le directeur général. Par chance, chez Danse Danse, les revenus provenant de la vente de billets des spectacles mettant en scène des artisans d’outre-mer viennent alléger les pertes engendrées par les plus petites productions. «Nous présentons de très grandes productions internationales qui ont un pouvoir d’attrait, ce qui vient pallier au manque de rentabilité des productions un peu moins connues. Mais si la clientèle décide d’aller voir moins de spectacles, parce qu’elle a moins de budget, elle risque de délaisser les productions plus nichées, pour privilégier un spectacle à plus grand déploiement. Et c’est dommage pour la création d’ici, parce que ça va faire mal à beaucoup de joueur·euses.»

D’autres salles et producteurs de spectacles n’ont pas cette chance, et certaines représentations, remplies à la moitié, peinent à rentabiliser les coûts de production. «Il faut faire des choix, explique Isabelle Boisclair. Et pour les diffuseurs, c’est d’accueillir moins de productions, et d’accompagner moins les artistes. C’est un peu comme si on était en train de tuer la vitalité culturelle québécoise.»

Pour intéresser plus de spectateur·rices à encourager les productions artistiques d’ici et celles moins connues, il faut investir dans la promotion et le marketing. Et pour faire de la promotion et du marketing, il faut plus de budget. La roue tourne encore. «On va cibler la promotion sur les compagnies qui ont besoin de plus de force de frappe. Depuis les deux dernières années, on doit faire un suivi journalier et adapter le marketing pour les spectacles plus difficiles à vendre, ce qu’on ne faisait pas avant. C’est certain que ces stratégies-là sont importantes si on veut s’assurer un certain niveau de financement», explique Pierre Des Marais.

Isabelle Boisclair croit que le public sera d’une manière ou d’une autre au rendez-vous, mais que remplir les salles demandera toujours beaucoup d’efforts. «On parle de budgets alloués au marketing et communication, de revoir nos stratégies avec l’aide de travailleur·euses culturel·les qui ont une compétence extrêmement nichée. Tout ça a un coût.»

L’intouchable qualité artistique
Malgré les embûches, pour les deux professionnel·les du milieu des arts, le constat est clair: en aucun cas, la création ne sera mise de côté. Pierre Des Marais explique ne jamais avoir coupé dans la qualité artistique, malgré les défis financiers omniprésents. «Quelque soit la compagnie, la qualité va rester la même. Mais ça se peut qu’on doive prendre moins de risques quand on planifie notre programmation». Les compagnies de danse internationales sélectionnées pour performer au Québec sont à la merci de plusieurs facteurs financiers, et il devient presqu’impossible d’assumer les coûts des productions les plus chères car elles demandent une mise en marché beaucoup plus imposante», explique le directeur général.

Isabelle Boisclair nuance. La qualité artistique ne sera pas moindre, mais les spectacles risquent de ne plus être à la hauteur de ce qu’ils auraient pu être. «La distribution pourrait être moins importante, ou on pourrait couper dans l’équipe de conception entourant une œuvre ou bien celle-ci pourrait jouer moins longtemps. Ça pourrait aussi affecter la diversité des propositions.»

La présidente de l’ADST est cependant certaine d’une chose: donner du soutien à l’art, ne devrait pas être vu comme une dépense. C’est un investissement essentiel.

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