Ah… L’argent! Difficile de parler de culture sans argent, surtout en ces temps difficiles. Surtout même à la suite de la sortie récente d’un budget provincial 2024‑2025 en culture jugé «catastrophique» par nombre d’artistes et d’organismes culturels. Si plusieurs, comme SoPHIe Cadieux, qualifiaient, lors d’une manifestation en avril dernier, l’écosystème du milieu des arts québécois en «état d’urgence», c’est bien parce que le milieu considère que les sommes allouées à la culture sont insuffisantes. La réaction est-elle démesurée?

Peut-être pas tant que ça. Sachant que les dernières années ont été plus dures sur le portefeuille des consommateur·rices québécois·ses, une enquête récente de la firme Léger DGTL1 vient appuyer ce sentiment d’urgence clamé par les intervenant·es des milieux culturels, révélant que 42% des résident·es de la province ont déclaré avoir réduit leurs dépenses allouées aux arts et à la culture en 2023. Même parmi les jeunes adultes âgés de 18 à 34 ans, bien que légèrement plus enclins à augmenter leur budget culturel, la tendance à la réduction demeure prédominante. Ces chiffres, bien qu’inquiétants, soulignent la réalité à laquelle doit faire faire l’industrie culturelle québécoise. Cependant, cette réalité économique ne reflète pas nécessairement une désaffection pour ces formes d’expression; au contraire, elle soulève des questions sur l’importance cruciale d’enrichir l’expérience de consommation culturelle pour continuer d’attirer le public.

L’enrichissement d’un produit culturel: miser sur l’expérience
Mais qu’entend-t-on au juste par expérience de consommation ? « Lorsque nous évoquons l’expérience, explique le Professeur titulaire au département Marketing à HEC Montréal et responsable pédagogique du DESS en gestion des organismes culturels, Danilo Dantas, nous faisons souvent référence à la perception des consommateur·rices, un jeu de perceptions où différentes approches du concept d’expérience émergent. Certain·es parlent des «trois P» de l’expérience pour s’y référer, soit Personnes, Processus et Props. Ces trois pôles englobent tous les aspects relatifs aux interactions humaines sur le lieu, à l’organisation des lieux, à la clarté des étapes et aux éléments tangibles qui contribuent à enrichir l’expérience.» L’expérience d’un produit culturel dépasse donc largement la performance ou le spectacle en soi, autrement dit. «C’est exact. Il est souvent suggéré que l’expérience peut augmenter la qualité perçue du produit, sans même parler de sa performance intrinsèque. En tant qu’êtres humains, nos évaluations et jugements ne sont pas toujours objectifs. Des éléments en apparence mineurs, comme la propreté des toilettes, peuvent influencer notre perception de l’expérience. Un exemple bien banal pour signifier ce qui peut marquer les esprits et inciter à refaire l’expérience.» Mais dans un contexte marketing, l’expérience de consommation d’un produit culturel peut-elle créer un facteur de différenciation pour des produits ou services qui ne se distinguent par nécessairement autrement ? «De différenciation ? Fort probablement. Et peut-être même de fidélisation. Prenons l’exemple de deux théâtres compétiteurs. Un d’entre eux se trouve tout près d’un métro au centre-ville, tandis qu’un autre est jumelé à un restaurant. Pour une personne qui se déplace en voiture, à l’hiver et qui, comme moi, supposons, vient du Brésil et donc ne supporte pas bien le froid, l’option d’une soirée théâtre complète, souper et vestiaire inclus est beaucoup plus attirante.» Mais ça ne se résume pas qu’à ça ? «Non, bien entendu. C’est l’ensemble des facteurs expérientiels qui vont contribuer à l’enrichissement du produit, souligne le professeur Dantas. Une expérience positive peut être marquée par un excellent service sur place, par l’amabilité des employé·es, l’ambiance agréable, par les odeurs, le confort des bancs, l’aménagement des lieux, et à toutes sortes de facteurs qui enrichissent l’expérience.»

daniloDanilo Dantas

Une stratégie marketing basée sur l’expérience
Comprendre que l’expérience est déterminante dans la consommation d’un produit culturel permet de mieux saisir les comportements fidèles. Qui plus est, pour les institutions culturelles, la fidélité est un élément stratégique crucial, surtout en période d’incertitude, car leur manière de fonctionner, souvent basée sur des projets temporaires et prototypiques, rend difficiles les prévisions des comportements de leur public en termes de fréquentation. Parallèlement, des études émergent depuis plusieurs années, tentant de montrer comment l’appréciation de l’expérience des consommateur·rices évolue et joue un rôle déterminant sur leur décision d’achat de produits culturels.

Déjà, des spécialistes marketing remarquent que la place de plus en plus importante des festivals dans l’espace culturel façonne des formes collectives de consommation axées sur l’expérience partagée d’un produit. En outre, cette attirance pour l’expérience dite plus socialisante semble aussi s’accentuer par une tendance des entreprises et organismes à vouloir stimuler la sensorialité des spectateur·rices. Ainsi, le rôle joué par le design des espaces de représentation de spectacles vivants (couleur, forme, espace, matériau, texture, lumière, style, décor) au cours de l’expérience vécue participe à rehausser l’expérience sensorielle, tout en enrichissant l’expérience globale. Mais la technologie d’aujourd’hui a certainement son rôle à jouer. «Il serait vraiment intéressant de se pencher sur la manière dont les marques continuent à innover pour enrichir l’expérience de leur clientèle, souligne Danilo Dantas, ainsi que sur l’importance qu’elles accordent à la personnalisation et à l’utilisation des technologies pour y parvenir. Je pense notamment à Disney qui a réussi à éliminer les moustiques de ses parcs Disneyland pour rendre l’expérience sur les sites plus agréables.» Une preuve que la technologie ici est au service de l’expérience sensorielle et collective. Rien de moins.

Le PHI: l’expérience au croisement de l’innovation
Pour parler d’expériences culturelles rehaussées par la technologie, on pourrait facilement regarder les initiatives toujours plus originales et avant-gardistes du PHI. «À nos yeux, indique le directeur marketing du PHI, Jérémy Leith, l’expérience de consommation d’un produit culturel dépasse la simple interaction avec le produit en lui-même. Elle englobe tout le parcours, du premier point de contact jusqu’à la fin, y compris les interactions sur les médias sociaux et les infolettres. Historiquement, le marketing dans le domaine culturel se limitait souvent à la promotion à travers des affiches ou des publicités, mais nous, on ne le voit plus du tout sous sa forme simplifiée. Chacune de nos actions marketing reflète notre souci profond de proposer une expérience globale, de bout en bout.» Que ce soit par la création d’un Chatbot en début d’exposition, d’une invitation à partager l’expérience sur les médias sociaux, ou d’un mur d’expression offert aux spectateur·rices, «quand on pense à l’expérience, on focusse sur le sentiment de connexion avec les visiteurs et visiteuses. Ça peut être réalisé en concevant des expériences qui suscitent des réactions émotionnelles et en offrant des moyens pour les gens de s’engager activement dans l’expérience, en offrant des espaces pour réagir, communiquer et partager.» Pour cela, les gens ont naturellement envie de partager des expériences significatives, nous confie le directeur marketing du PHI. «On arrive à bien comprendre ce qui plaît à notre clientèle parce qu’on est très réactif·ves au PHI. Pour nous, c’est essentiel de recueillir des données à la fois quantitatives et qualitatives sur la réception de l’expérience relative à une exposition. On écoute, on apprend et on est agiles, on s’ajuste vite pour que l’expérience s’améliore de fois en fois. Oui, la propreté des toilettes peut jouer sur l’expérience, on s’entend, mais on est rendu·es plus loin que ça. On consacre beaucoup de temps et d’efforts à observer la corrélation entre l’adaptation et le déploiement de l’expérience culturelle sur l’engagement des visiteur·euses.» Avec un modèle très original, «à l’intersection de l’art, du cinéma, de la musique, du design et de la technologie», le PHI place le public en haute estime dans sa mission, clamant que «le public est aussi central pour l’art que l’art l’est pour le public.» Son offre culturelle variée, multisensorielle et multidisciplinaire mise autant sur l’innovation que sur l’expérience immersive. Mais la réflexion est constamment en mouvement et évolue toujours, précise Jérémy Leith.

jeremyJérémy Leith

Une stratégie à mettre en pratique
En examinant de près les éléments qui contribuent à l’enrichissement de cette expérience, tels que les interactions humaines, l’aménagement des lieux, l’ambiance, mais aussi des sens et de l’engagement, il devient évident que l’expérience de consommation dépasse largement la simple performance artistique. Les initiatives axées sur l’expérience, telles que celles mises en œuvre par le PHI, illustrent bien cette approche. En plaçant le visiteur au centre de l’expérience et en offrant des moyens d’interaction et de partage, ces initiatives favorisent un sentiment de connexion et d’engagement qui va au-delà de la simple transaction commerciale.

Sans dire bien entendu que ces efforts d’enrichissement d’un produit culturel sont gratuits (ah, l’argent, hein?), ils peuvent certainement participer globalement à la stratégie marketing…. En attendant que le financement vienne.

culture

1- Léger en collaboration avec Grenier, Comprendre le monde, «Sondage auprès des Québécois. Marketing des arts et de la culture», 16 avril 2024.