Elle fascine et terrifie. Après plus de cinquante ans d'existence, l’intelligence artificielle repousse aujourd’hui les humains dans leurs derniers retranchements. Discussion sur le sujet (et réflexion sur l’innovation par l’émotion) en compagnie d’Alexandre Pachulski.

Alexandre Pachulski

Le 10 février 1996, l’ordinateur Deep Blue battait au terme d’une rencontre archi médiatisée le champion du monde d’échecs Garry Kasparov dans un duel qui marquera l’imaginaire comme étant l’une des premières démonstrations de force de l’intelligence artificielle sur l’humain. Plus de deux décennies plus tard, les progrès vertigineux de l’IA laissent désormais place aux scénarios les plus rocambolesques, voire parfois même dystopiques. La science-fiction est à nos portes et les questions restent plus que jamais nombreuses quant à la cohabitation future entre la machine et l’humain. « Demandez-moi si les robots remplaceront un jour les humains et je vous répondrai qu’ils le font déjà dans plusieurs sphères, s’amuse Alexandre Pachulski, cofondateur de l’entreprise TalentSoft. Toutefois, demandez-moi si nous devons craindre l’intelligence artificielle et je vous répondrai : pas du tout. Les machines peuvent battre l’humain au poker et le supplanter dans une épreuve de force ou d’endurance ; n’en demeure pas moins que ce sont des artefacts qu’on éduque pour devenir intelligents. Entendons-nous là-dessus : ils ne le deviennent pas seuls ! C’est à nous de faire le travail pour qu’elles nous servent. Alors partons du principe que nous les éduquons et qu’elles nous appartiennent. »

EXPERTISE LIMITÉE

Reste que l’intelligence artificielle continue de gagner du terrain sur l’humain dans plusieurs domaines tels que la main d’oeuvre industrielle ou la télécommunication. « Un grand bouleversement s’opère effectivement, poursuit Alexandre Pachulski, et celui-ci forcera l’humain à se réinventer. C’est en étant acculé au mur que l’on se transforme comme individu, comme société. Mais au risque de me répéter : jamais l’IA ne permettra de remplacer l’humain dans sa singularité. Elle pourra certes ravir plusieurs de nos emplois dans des champs de compétences précis, mais ne lui demandez jamais d’aller au-delà de son champ d’expertise, lequel s’avère toujours très limité lorsque qu’on le remet en perspective. Contrairement à nous, les machines sont dépourvues de cette réelle intelligence qui nous permet de nous adapter à toutes situations possibles. Ne demandez pas à l’IA qui vous bat aux échecs d’apprendre à négocier votre hypothèque. Il faudrait qu’un humain la reprogramme pour cela. Bien sûr, on dit de l’IA est capable d’apprendre par elle-même : mais n’oublions pas que c’est toujours l’humain qui lui fournit les données. Si elle les collectait d’elle-même, il n’est pas dit que les données seraient bonnes. Et ses apprentissages sont autrement plus longs que ceux de l’humain. Demandez à une forme d’IA d’apprendre à traverser la rue et elle se fera écraser 50 fois avant d’y arriver. »

CRÉATIVITÉ VS INVENTIVITÉ

N’en demeure pas moins que les machines ne nous ont jamais semblées aussi humaines. « On tente en effet de créer l’illusion parfaite, affirme Alexandre Pachulski, mais je vous mets au défi de vous faire leurrer par une IA pendant plus de quelques minutes : on finit tôt ou tard par réaliser qu’on ne communique pas avec un humain. Si la simulation de l’informatique affective a eu beau faire de grands avancements, le terme prédominant ici demeure “simulation”. On simule la joie, la tristesse et une panoplie d’autres sentiments, mais sans ne jamais ressentir de réelles émotions. Elles sont incapables de conscience émotive. Elles sont incapables de créativité. » Ce qui nous amène à définir la véritable différence entre l’humain et la machine. « On sait que l’IA est aujourd’hui capable de générer de la musique et des poèmes en s’inspirant de ce qui a déjà été fait, rappelle Alexandre Pachulski. L’humain aussi en est capable, et c’est ce qu’on appelle l’inventivité. Mais la créativité, soit l’art de sortir complètement des rangs et d’arriver avec quelque chose qui n’existait pas avant, c’est le propre de l’humain. Mais encore faudrait-il se poser la question à savoir si l’humain lui-même est encore capable de créer. »

AGIR EN HUMAIN

C’est-à-dire ? « La technologie nous pousse dans nos derniers retranchements et il y a quelque chose de très sain à revenir à ce que seul l’humain peut accomplir, poursuite Alexandre Pachulski. Beaucoup d’individus gèrent leur business ou accomplissent des tâches sans émotion, selon un algorithme donné, en pensant être plus performant. À eux, j’ai envie de dire : cessons d’agir comme des machines et réintégrons l’émotion à notre savoir-faire. Au jeu des comparaisons, nous ne serons jamais aussi performant qu’une machine. Mais nous sommes encore capable de créer, que ce soit les liens, des relations, de l’art, des collaborations. Kasparov, suite à ses joutes avec Deep Blue, avait déclaré que des individus à moitié moins performant qu’une machine pouvaient en venir à bout s’ils collaboraient entre eux. La collaboration et la connexion sur nos émotions sont en mon sens l’avenir de l’innovation. Est-ce que je me sens bien avec telle ou telle personne ? Est-ce que je me sens bien dans telle ou telle entreprise ? Ce sont des questions que je suis en mesure de me poser grâce à ma sensibilité. On assiste en ce moment au retour de l’émotion en entreprise, car on a découvert que c’est là que l’engagement trouvait ses racines. Agissons en humain et rassemblons-nous dans notre singularité. C’est tout ce qu’il y a à faire. »

TalentSoft