Dans une ultime leçon qui marquait la clôture d’une grande carrière dédiée à la publicité, au marketing, aux médias, à l’enseignement et à la recherche, le professeur Jean-Jacques Stréliski s’est livré, mardi 3 décembre, à une conférence intitulée La dernière leçon du Professeur Jean-Jacques Stréliski, au Salon des diplômés du pavillon Hélène-Desmarais des HEC Montréal. Ce rendez-vous attendu a été l’occasion de revisiter les grandes idées qui ont marqué son parcours, mais surtout de réfléchir aux transformations profondes qui bouleversent aujourd’hui l’industrie publicitaire.
Figure emblématique du paysage publicitaire québécois, Stréliski a traversé les époques et les révolutions technologiques. Nous avons eu la chance de discuter avec le professeur afin qu’il nous partage ses réflexions sur les défis contemporains de la publicité, ses dérives, mais aussi ses espoirs pour une industrie plus humaine et connectée aux valeurs des nouvelles générations.
Une industrie en quête d’équilibre
Ayant traversé plusieurs décennies dans l’industrie publicitaire, quels sont les changements les plus marquants que vous avez observés ? Derrière son écran, Jean-Jacques Stréliski prend un moment pour réfléchir à cette première question. « Quand j’ai commencé dans les années 1970, tout était beaucoup plus simple, répond-il. La publicité était unidirectionnelle : on imposait un message, et il atteignait son audience. Aujourd’hui, la multitude de plateformes, les algorithmes et le ciblage complexe ont transformé l’écosystème publicitaire. Les points de contact qui visent les consommateur·rices sont décuplés, et force est d’admettre que la quête du résultat qui anime les publicitaires et les marques nuit à la réputation de la publicité. »
Il observe également un basculement des priorités. « Jadis, l’objectif principal était de capturer l’attention avec un message créatif et mémorable. Aujourd’hui, nous sommes trop souvent obsédé·es par la performance mesurable, le rendement immédiat et les résultats chiffrés. Cette approche a ses mérites, mais elle peut écraser la créativité et rendre la publicité moins humaine. » Le professeur se désole de voir la créativité parfois reléguée au second plan au profit d’une approche purement quantitative. « Ce que le temps m’a appris, c’est que trop de marketing tue les marques. Le martelage publicitaire finit par nuire à l’image de la marque, et cela ne sert ni l’industrie ni les consommateur·rices. » Voulant toutefois nuancer ses propos, Stréliski ajoute que cette transformation n’est pas uniquement négative. « Les outils numériques nous offrent des opportunités incroyables, mais il faut savoir les utiliser avec discernement. Ce que nous avons perdu en simplicité, nous l’avons gagné en potentiel. Reste à trouver un équilibre, qui n’est pas simple à saisir. Nous devons apprendre à naviguer dans cet écosystème, à utiliser les nouveaux outils pour rendre nos messages pertinents, sans tomber dans l’excès. »
Selon l’ancien directeur artistique, la solution réside dans un retour aux fondamentaux : « Le commerce, à l’origine, est une relation d’échange humaine. Une publicité réussie doit donc refléter cette même dynamique et établir un lien authentique avec le public, au lieu d’être perçue comme une intrusion ou une agression. »
Infobésité et découvrabilité
À la question : quels sont les principaux défis auxquels fait face l’industrie publicitaire aujourd’hui ? Jean-Jacques Stréliski ne mâche pas ses mots lorsqu’il décrit les mutations que traverse l’industrie. « L’un des plus grands enjeux actuels, c’est le passage à la dimension numérique. Toutes les agences s’y adaptent, mais c’est souvent cher payé pour les consommateur·rices. Prenez l’hyperciblage publicitaire, par exemple : bien qu’il soit incroyablement précis, il tend à devenir intrusif. On est à la limite du harcèlement publicitaire, et c’est bien cela qui m’inquiète. » Le professeur illustre cette saturation en évoquant les grandes retransmissions télévisées. « Pendant les Jeux olympiques, par exemple, vous voyez le même message des dizaines de fois. Après deux visionnements, le message est clair. Après dix, il devient irritant. Pourtant, en analysant les résultats et la data, des stratèges croiront à un succès, tandis que les consommateur·rices auront de leur côté perdu de l’intérêt envers le message et peut-être même la marque. »
Cette omniprésence de sollicitations communicationnelles, qu’elles proviennent de l’information, du web, des publicités, etc., qui ressemblent à ce que Stréliski appelle « l’infobésité » — l’accumulation massive d’informations dans nos vies — complique davantage la tâche des créateur·rices et nuit à la découvrabilité de manière plus générale. « Plus il y a de sollicitations, plus il est difficile pour un message de se démarquer. La publicité doit se battre pour exister dans un environnement saturé. »
Entre découvrabilité et pertinence : le jeu du funambule des publicitaires
Jean-Jacques Stréliski est cependant très conscient que la ligne est parfois difficile à saisir entre ce qu’il qualifie d’infobésité et la sobriété. Avec la multiplication des plateformes et l’omniprésence des algorithmes, la « découvrabilité » est devenue un enjeu crucial, observe le professeur. « Si votre contenu n’est pas visible, il est invisible, peu importe sa qualité, résume-t-il. Mais paradoxalement, les outils qui favorisent cette visibilité — comme les algorithmes — peuvent amplifier la saturation. » Pour Stréliski, cet équilibre est difficile à trouver, même s’il reste convaincu que des outils comme l’intelligence artificielle peuvent aider les publicitaires et annonceurs à développer leur pratique. Or, tout est une question de discernement, encore une fois. « L’intelligence artificielle est un outil formidable. Elle peut automatiser des tâches, créer du contenu, et même anticiper des comportements. Mais elle peut aussi renforcer des dérives, comme l’hyperciblage ou la déshumanisation du processus créatif. »
Jean-Jacques Stréliski insiste sur l’importance d’une utilisation éthique et réfléchie de cette technologie. « L’innovation doit toujours être au service d’un objectif humain et social. Innover pour innover n’a pas de sens. Si l’intelligence artificielle devient un simple outil pour maximiser les profits au détriment des valeurs humaines, alors nous aurons échoué. »
Remettre l’humain au centre du commerce
Et alors, quelle serait donc cette fameuse et ultime leçon que Jean-Jacques Stréliski veut nous laisser ? « Restez fidèles à vos valeurs », répond-il sans hésiter, en insistant sur l’importance d’écouter les jeunes. « Toutes ses années passées à enseigner à des étudiant·es qui avaient un regard neuf sur notre industrie m’a permis de cheminer. Les jeunes générations veulent insuffler des idées nouvelles dans l’industrie, et c’est essentiel. » Cet aspect a d’ailleurs été au centre de notre entretien. Stréliski, qui se définit comme un humaniste, revient constamment à cette valeur. « Quand j’enseigne, j’essaie d’encourager mes étudiant·es à être des professionnel·les compétent·es, mais aussi de bon·nes humain·es. Et j’en parle dans ma conférence, pour moi, un des défis actuels est de rester connecter aux humain·es que nous sommes. Cela demande de l’empathie, une capacité à philosopher et à comprendre le monde. Ces aptitudes-là méritent d’être enseignées à l’université et particulièrement dans une école de commerce, qui pose tous ses principes de base autour des humains. La philosophie, la sociologie, la psychologie… Ce sont des disciplines fondamentales qui nous aident à comprendre les comportements humains. Si nous voulons bâtir une industrie publicitaire plus éthique et plus humaine, nous devons commencer par là. »
En effet, pour Stréliski, l’avenir de la publicité repose sur une réconciliation entre les impératifs économiques et les aspirations humaines. « Il faut que les agences et les annonceurs repensent leur approche. Trop souvent, la quête de profits à court terme prime sur la construction de relations authentiques avec les consommateur·rices. »
Une leçon de sagesse ?
« C’est une leçon réaliste, finit par dire Jean-Jacques Stréliski, sourire aux lèvres. C’est un ultime discours d’un monsieur qui en a vu d’autres. Un monsieur qui sait très bien où sont les choses qui passent et où sont les choses qui ne passent pas. » Insistant sur l’importance du rôle de la publicité dans la société, le professeur croit que l’heure est à l’introspection et à la réforme. « Nous avons une responsabilité en tant que communicateur·rices. Nos messages ne façonnent pas seulement des marques, mais aussi des comportements, des aspirations, une vision du monde. Je le dis avec beaucoup de respect et il ne faudrait pas croire que mon message est négatif. Il est critique et réaliste. »
À l’aube de sa retraite, il invite l’industrie à une profonde introspection. « Nous devons réfléchir à ce que nous faisons, et pourquoi nous le faisons. Il est temps de remettre l’humain au centre de notre travail. »
Avec L’ultime leçon, Jean-Jacques Stréliski offre non seulement un bilan de sa carrière, mais aussi une invitation à repenser l’avenir de la publicité. Une invitation que l’industrie aurait tout intérêt à accepter.
Crédit photo : Caroline Bergeron
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Expert en communication et publicitaire de renom, M. Stréliski a joué un rôle majeur dans l’évolution de l’industrie publicitaire, laissant son empreinte dans l’histoire récente de la communication au Québec et au Canada. Membre du Temple de la renommée de l’Association des agences de communication créative (A2C), il est cofondateur de l’agence Cossette à Montréal en plus de faire sa marque au sein de diverses autres agences, dont BBDO Montréal, Taxi et Publicis. À titre de directeur de création, il a été associé à des campagnes publicitaires marquantes, souvent primées, qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Son expertise ne se limite pas à la publicité puisqu’il a également contribué à des réflexions plus larges sur la société et les médias comme observateur, chroniqueur et analyste, que ce soit à Infopresse, au Devoir, à la revue Gestion HEC Montréal ou sur les ondes des médias télé et radio du Canada.